E. Adamson
TAYLEE
La fin.
CâĂ©tait la fin.
Nâest-ce pasâ?
Le cerveau mĂȘme de Taylee semblait trembler dans sa boĂźte crĂąnienne, chaque lobe et chaque cortex au bord de lâeffondrement nerveux. Elle nâavait pas quittĂ© lâours des yeux, et lâours ne lâavait pas quittĂ©e des yeux.
Elle sâattendait Ă ce quâil fasse un autre bruit, quâil grogne Ă nouveau ou quâil rugisse.
Et ensuite, quâil bondisse.
Mais rien. JusquâĂ prĂ©sent.
Le temps sembla se suspendre, mais elle reconnut deux choses.
La premiĂšre : elle avait Ă©tĂ© attaquĂ©e. Mordue par un ours aux yeux fous. Des yeux qui brĂ»laient dâune faim quâelle nâavait jamais connue.
Deux : cet ours nâĂ©tait pas son agresseur.
Aussi terrifiant quâil pĂ»t ĂȘtre, de si prĂšs, ce nâĂ©tait pas lâours qui avait enfoncĂ© ses dents dans la peau autour de sa clavicule et qui avait ensuite essayĂ© de faire pire.
Alors, qui, exactement, Ă©tait cet oursâ?
Tous ces souvenirs, sur elle-mĂȘme, sa famille, un ours, Ă©taient Ă©puisants.
Taylee pouvait sentir son Ă©nergie sâĂ©chapper, alors que lâours et elle tenaient leur Ă©ternel regard fixe. Les objets vacillaient : lâours, les arbres, lâĂ©tendue dâun noir dâencre quâĂ©tait le ciel.
Un instant plus tard, un nuage se forma dans son cerveau, et elle se laissa glisser dessous.
TAVIS
Son odeur Ă©tait Ă la fois familiĂšre et inconnue.
Comment ça marchaitâ?
Il essayait dâidentifier le mĂ©lange prĂ©cis dâodeurs, comme un humain essaierait de dĂ©tecter les arĂŽmes dâun bon Cabernet. Et pour la premiĂšre fois depuis aussi longtemps quâil pouvait se le rappeler, il Ă©chouait.
En fait, il pouvait dire quâil passait un moment trĂšs difficile.
Il sourit. Enfin, son sourire dâhumainâ; les ours ne pouvaient pas vraiment faire ça, mais il apprĂ©ciait son propre sens de lâhumour sous toutes ses formes.
Mais plus il sâapprochait de la jeune fille blessĂ©e, plus il comprenait que ce nâĂ©tait pas drĂŽle.
Il vit la façon dont son pied était coincé sous son membre tordu, la façon dont elle essaya de se couvrir malgré ses tremblements. Comment le coton fin collait à ses hanches.
Il se leva sur ses pattes arriĂšres pour une inspection plus approfondie de son Ă©tat, mais elle se retourna et leurs regards se croisĂšrent «âEs-tu fouâ?â» Il pouvait dĂ©jĂ entendre Ervin siffler.
Ne jamais laisser cela se produire, ne jamais Ă©tablir de contact visuel, jamaisâ! Et il reconnut une peur plus palpable que tout ce quâil nâavait jamais rencontrĂ© chez un ĂȘtre humain.
Un ours ou un loup malveillant avait exploité cette peur, utilisé la force brute pour la faire taire.
Il avait vu ses congénÚres ours et loups se soumettre à cette tactique à maintes reprises, lorsque leurs pulsions animales prenaient le dessus.
Alors quâen ce qui le concernait, son seul besoin, Ă sa grande surprise, Ă©tait de prendre soin dâelle.
Ăvidemment, elle ne pouvait pas comprendre son dĂ©sir. Pas Ă la vue de ses yeux, ronds dâeffroi, brillants comme des piĂšces de monnaie.
Elle ne cria pas, mais câĂ©tait seulement par Ă©puisement, Ă cause dâune voix sĂšche.
Avant quâil pĂ»t agir, elle sâĂ©vanouit rapidement. CâĂ©tait probablement pour le mieux. Elle avait besoin de guĂ©rir, et il devait lâemmener dans un endroit qui le lui permettrait.
Il se mit Ă quatre pattes et sâapprocha dâelle, en prenant soin de ne pas poser ses pattes lĂ oĂč lâune de ses griffes pourrait la blesser. Il pouvait voir la marque sur sa clavicule. Elle avait dĂ©jĂ Ă©tĂ© blessĂ©e.
Il caressa soigneusement son Ă©paule. MĂȘme avec du sang sur sa peau, elle Ă©tait douce. Et il pouvait encore distinguer la forme en amande de ses yeux, le balayage de ses courts cheveux noirs sur sa joue, et la frange de son front.
Il Ă©tait temps de bouger.
Il la hissa sur son dos et sortit par un chemin diffĂ©rent de celui qui lâavait amenĂ© ici. Pas la peine de risquer dâĂȘtre repĂ©rĂ©.
***
Tavis se demandait de quoi il devait avoir lâair, essayant de porter une fille inconsciente et ensanglantĂ©e dans son appartement. De quoi pourrait-on lâaccuserâ?
Il Ă©tait plus facile de tenir le poids mou dâun corps sous sa forme dâours. Mais il se dissimula Ă lâorĂ©e de la forĂȘt, juste avant de traverser la route. DerriĂšre un buisson, hors du champ de vision des passants.
Il est vrai quâĂ cette heure-lĂ , les passants auraient pu croire quâils voyaient des choses, ou quâils avaient trop bu.
Mais il nâĂ©tait pas prĂȘt Ă prendre le risque.
Dieu merci, lâaube Ă©tait encore loin.
Il vivait seul. MĂȘme Ervin vivait avec sa petite amie maintenant, mais Tavis avait toujours Ă©tĂ© un solitaire.
Les gars le critiquaient pour ça.
Bien sĂ»r, il ramenait une fille Ă la maison de temps en temps, mais rien de bien sĂ©rieux nâen rĂ©sultait.
Il nâavait jamais ramenĂ© une fille Ă la maison dans ces circonstances.
Il lâĂ©tala sur le plancher en bois Ă cĂŽtĂ© de la console de tĂ©lĂ©vision et mit un oreiller sous ses pieds. Puis, un autre oreiller, pour faire bonne mesure.
Sâil se souvenait de quelque chose sur la rĂ©animation, câĂ©tait que les pieds des gens devaient ĂȘtre surĂ©levĂ©s.
Il vérifia son pouls constamment, de façon presque obsessionnelle. Sur son poignet, sur son cou.
Il apporta un bol dâeau tiĂšde Ă cĂŽtĂ© dâelle, saupoudrĂ© dâune pincĂ©e de sel, et utilisa un chiffon pour tamponner le sang qui recouvrait la majeure partie de son corps. Il essaya de frotter doucement.
Bien sĂ»r, il Ă©tait plus facile dâĂȘtre doux sous forme humaine.
Sous le sang, il dĂ©couvrit que sa peau Ă©tait dâune belle couleur. Comme une olive. Elle avait un Ă©clat dorĂ©.
Il éloigna délicatement les cheveux de son visage et frotta le rouge en douceur.
Pendant quâil faisait ça, il se rendit compte que le chiffon Ă©tait devenu rugueux et ensanglantĂ©. Alors, il le jeta de cĂŽtĂ©, enleva sa chemise et utilisa lâourlet.
La température de son corps était naturellement élevée.
Il nâĂ©tait pas le type le plus musclĂ© du monde, un peu maigre, selon Ervin, qui Ă©tait un vrai fou dâhaltĂšres, mais cela ne lâavait jamais gĂȘnĂ©.
Et il était généralement seul, donc il ne voyait pas le problÚme.
MĂȘme en touchant la peau de cette fille, qui semblait avoir Ă©tĂ© exposĂ©e Ă des tempĂ©ratures infĂ©rieures Ă zĂ©ro pendant des heures, il nâeut pas froid.
Au contraire, cela le réchauffa.
AprĂšs avoir terminĂ© son visage, il inclina sa tĂȘte vers la gauche, dans sa direction. Il avait lu une fois que pencher la tĂȘte dâune personne inconsciente pouvait la ranimer.
Peut-ĂȘtre pas. Mais peut-ĂȘtre.
Le ciel sâĂ©claircissait Ă travers la longue fenĂȘtre Ă©troite. Il Ă©tait plus facile de voir la jeune femme maintenant.
En dehors du sang, elle avait quelques coupures et contusions, dont une vilaine Ă©raflure au genou due Ă une chute.
Sur ses seins, il utilisa le toucher le plus lĂ©ger. Heureusement, sa peau nâĂ©tait pas dĂ©chirĂ©e Ă cet endroitâ; elle Ă©tait surtout ensanglantĂ©e.
Il se dit quâil ne savait pas dâoĂč venait tout ce sang, ni mĂȘme si câĂ©tait le sien. Mais il ne voulait pas y penser pour lâinstant.
Quand il atteint la partie infĂ©rieure de son corps, il ne fit rien avec les sous-vĂȘtements quâelle portait.
Ce serait la derniĂšre Ă©tape.
Ă la place, il fit une boule avec sa chemise, la plongea dans lâeau salĂ©e, souleva sa jambe droite et commença Ă nettoyer lâintĂ©rieur de sa cuisse.
Un mouvement. Un gémissement. Un coup de pied.
«âOh !â» Tavis fit un bond en arriĂšre, laissant tomber sa chemise et atterrissant sur son postĂ©rieur avec un bruit sourd.
Elle Ă©tait trop faible pour bouger de maniĂšre plus agressive, mais il Ă©tait tellement pris au dĂ©pourvu quâil ne put que la regarder tourner la tĂȘte de gauche Ă droite.
«âQuâest-ce que...â»
Sa voix Ă©tait rauque, comme celle dâune grenouille.
«âNe panique pas.â» Il tendit les mains, comme sâil craignait quâelle allĂąt lâattaquer dans lâĂ©tat oĂč elle se trouvait.
«âOĂč suis-jeâ?â» rĂąla-t-elle. «âQui es-tuâ?â»
Ouah ! Alerte, ces yeux le firent se redresser.
«âTout va bien. Tu es en sĂ©curitĂ©.â»
«âTu nâas...â» Elle avala, ce qui sembla ĂȘtre trĂšs douloureux. «âTu nâas rĂ©pondu Ă aucune de mes questions.â» Elle essaya de se redresser sur les coudes.
«âNe le fais pas,â» lui conseilla-t-il, en la forçant Ă descendre. «âTu es trĂšs faible.â»
«âRĂ©ponds-moi.â»
«âJe mâappelle Tavis.â»âIl sâassit en croisant les jambes. «âTavis Orson. Je tâai trouvĂ© dans les bois et je tâai ramenĂ© chez moi. Il nây a que moi ici. Tout va bien.â»
Il nâĂ©tait pas vraiment sĂ»r de cette derniĂšre partie, mais il devait lâencourager.
«âOn est prĂšs dâOlympiaâ?â»
«âOlympiaâ?â» Elle est de⊠oh, mince. Pouvait-elle vraiment ĂȘtre de... «âOn est dans lâOregon. Pas trop loin de la frontiĂšre de Washington. Je te ramĂšnerai chez toi, je te le promets, dĂšs que tu seras guĂ©rie.â»
«âJe veux rentrer Ă la maison maintenant.â»
Pour ĂȘtre si dĂ©pourvue de force, elle Ă©tait vraiment insistante. «âOh, non. Tu nâes pas en Ă©tat. Ai-je mentionnĂ© que tu tâes Ă©vanouieâ?â»
«âEh bien, bien sĂ»r que je me suis Ă©vanouie, gĂ©nie. Sinon, je me serais souvenue de tâavoir rencontrĂ© et ĂȘtre venue ici.â»
«âĂvidemment.â» Il fit un geste vers ses pieds «âCouverte du sang de quelquâun.â»
Elle baissa les yeux. Elle remonta ses genoux, plantant ses pieds sur le sol. Ils semblĂšrent prendre conscience simultanĂ©ment quâelle Ă©tait pratiquement nue.
«âDĂ©solĂ©.â» Tavis rougit et se retourna. «âJâessayais de te nettoyer. Jâai une couverture, juste lĂ .â»
Il tira une couverture du canapĂ© et la dĂ©posa sur elle. «âJe dois finir, cependant.â»
Elle gĂ©mit et laissa tomber la tĂȘte, avant de se redresser. «âĂa veut dire que tu as touchĂ© mes seinsâ?â»
Il aurait aimĂ© arrĂȘter de rougir. «âJâĂ©tais trĂšs respectueux. Je suis un fĂ©ministe.â»
«âC'est ça.â»âElle dĂ©tourna la tĂȘte et pencha un peu le cou, pour ensuite jurer dans son souffle et reprendre sa position prostrĂ©e.
Il tint la plante de son pied et souleva sa jambe, elle couina. «âDĂ©solĂ©, dĂ©solĂ©.â» Il le reposa et fit courir la chemise le long du contour extĂ©rieur de son mollet. «âJe sais ce que je fais.â»
«âPas si tu me fais mal, tu ne le sais pas.â»
«âĂcoute, tu aurais prĂ©fĂ©rĂ© que je te laisse mourir lĂ â?â» âIl leva les yeux au ciel. Elle garda la tĂȘte sur le sol, face au plafond, mais il vit la froideur de ses yeux et se dĂ©testa. Il savait quâil avait fait une erreur. «âJe ne voulais pasâŠâ»
«âMerci.â»
Il fit une pause. «âQuoiâ?â»
«âMerci de mâavoir sauvĂ© la vie.â» Sa voix avait un cĂŽtĂ© dur, mais elle nâĂ©tait pas ironique. «âFais ce que tu dois faire. Je te le dois bien.â»
Cette derniĂšre phrase Ă©tait lourde dans ses tympans. Je te le dois bien.
«âTu⊠ce nâest pas ce que je veux dire.â» Il continua son nettoyage, en passant Ă lâautre jambe. «âTu ne me dois rien. Mais tu pourrais me dire ton nom.â»
«âTaylee.â»
«âTu as⊠un nom de familleâ?â»
«âTu travailles pour le FBIâ?â»
«âBien, bien.â» Ă sa surprise, il sâesclaffa. «âEt tu vis Ă Olympia. Comment as-tu atterri iciâ?â»
«âJe ne sais pas. La derniĂšre chose dont je me souvienne, câest dâun ours. Un gros ours noir.â»
Oh. Elle se souvenait de lui.
«âCâĂ©tait effrayant.â»
«âIl lâĂ©taitâ?â»
Elle tourna la tĂȘte vers lui. «âComment sais-tu que câĂ©tait un hommeâ?â»
«âEh bien...â» Il hocha la tĂȘte, Ă©trangement gĂȘnĂ©. «âPour ĂȘtre honnĂȘte, lâours, câĂ©tait moi.â»