Nous Sommes des Ours - Couverture du livre

Nous Sommes des Ours

E. Adamson

SauvetageđŸŒ¶ïž

TAYLEE

La fin.

C’était la fin.

N’est-ce pas ?

Le cerveau mĂȘme de Taylee semblait trembler dans sa boĂźte crĂąnienne, chaque lobe et chaque cortex au bord de l’effondrement nerveux. Elle n’avait pas quittĂ© l’ours des yeux, et l’ours ne l’avait pas quittĂ©e des yeux.

Elle s’attendait à ce qu’il fasse un autre bruit, qu’il grogne à nouveau ou qu’il rugisse.

Et ensuite, qu’il bondisse.

Mais rien. Jusqu’à prĂ©sent.

Le temps sembla se suspendre, mais elle reconnut deux choses.

La premiĂšre : elle avait Ă©tĂ© attaquĂ©e. Mordue par un ours aux yeux fous. Des yeux qui brĂ»laient d’une faim qu’elle n’avait jamais connue.

Deux : cet ours n’était pas son agresseur.

Aussi terrifiant qu’il pĂ»t ĂȘtre, de si prĂšs, ce n’était pas l’ours qui avait enfoncĂ© ses dents dans la peau autour de sa clavicule et qui avait ensuite essayĂ© de faire pire.

Alors, qui, exactement, Ă©tait cet ours ?

Tous ces souvenirs, sur elle-mĂȘme, sa famille, un ours, Ă©taient Ă©puisants.

Taylee pouvait sentir son Ă©nergie s’échapper, alors que l’ours et elle tenaient leur Ă©ternel regard fixe. Les objets vacillaient : l’ours, les arbres, l’étendue d’un noir d’encre qu’était le ciel.

Un instant plus tard, un nuage se forma dans son cerveau, et elle se laissa glisser dessous.

TAVIS

Son odeur Ă©tait Ă  la fois familiĂšre et inconnue.

Comment ça marchait ?

Il essayait d’identifier le mĂ©lange prĂ©cis d’odeurs, comme un humain essaierait de dĂ©tecter les arĂŽmes d’un bon Cabernet. Et pour la premiĂšre fois depuis aussi longtemps qu’il pouvait se le rappeler, il Ă©chouait.

En fait, il pouvait dire qu’il passait un moment trùs difficile.

Il sourit. Enfin, son sourire d’humain ; les ours ne pouvaient pas vraiment faire ça, mais il apprĂ©ciait son propre sens de l’humour sous toutes ses formes.

Mais plus il s’approchait de la jeune fille blessĂ©e, plus il comprenait que ce n’était pas drĂŽle.

Il vit la façon dont son pied était coincé sous son membre tordu, la façon dont elle essaya de se couvrir malgré ses tremblements. Comment le coton fin collait à ses hanches.

Il se leva sur ses pattes arriĂšres pour une inspection plus approfondie de son Ă©tat, mais elle se retourna et leurs regards se croisĂšrent « Es-tu fou ? » Il pouvait dĂ©jĂ  entendre Ervin siffler.

Ne jamais laisser cela se produire, ne jamais Ă©tablir de contact visuel, jamais ! Et il reconnut une peur plus palpable que tout ce qu’il n’avait jamais rencontrĂ© chez un ĂȘtre humain.

Un ours ou un loup malveillant avait exploité cette peur, utilisé la force brute pour la faire taire.

Il avait vu ses congénÚres ours et loups se soumettre à cette tactique à maintes reprises, lorsque leurs pulsions animales prenaient le dessus.

Alors qu’en ce qui le concernait, son seul besoin, Ă  sa grande surprise, Ă©tait de prendre soin d’elle.

Évidemment, elle ne pouvait pas comprendre son dĂ©sir. Pas Ă  la vue de ses yeux, ronds d’effroi, brillants comme des piĂšces de monnaie.

Elle ne cria pas, mais c’était seulement par Ă©puisement, Ă  cause d’une voix sĂšche.

Avant qu’il pĂ»t agir, elle s’évanouit rapidement. C’était probablement pour le mieux. Elle avait besoin de guĂ©rir, et il devait l’emmener dans un endroit qui le lui permettrait.

Il se mit Ă  quatre pattes et s’approcha d’elle, en prenant soin de ne pas poser ses pattes lĂ  oĂč l’une de ses griffes pourrait la blesser. Il pouvait voir la marque sur sa clavicule. Elle avait dĂ©jĂ  Ă©tĂ© blessĂ©e.

Il caressa soigneusement son Ă©paule. MĂȘme avec du sang sur sa peau, elle Ă©tait douce. Et il pouvait encore distinguer la forme en amande de ses yeux, le balayage de ses courts cheveux noirs sur sa joue, et la frange de son front.

Il Ă©tait temps de bouger.

Il la hissa sur son dos et sortit par un chemin diffĂ©rent de celui qui l’avait amenĂ© ici. Pas la peine de risquer d’ĂȘtre repĂ©rĂ©.

***

Tavis se demandait de quoi il devait avoir l’air, essayant de porter une fille inconsciente et ensanglantĂ©e dans son appartement. De quoi pourrait-on l’accuser ?

Il Ă©tait plus facile de tenir le poids mou d’un corps sous sa forme d’ours. Mais il se dissimula Ă  l’orĂ©e de la forĂȘt, juste avant de traverser la route. DerriĂšre un buisson, hors du champ de vision des passants.

Il est vrai qu’à cette heure-là, les passants auraient pu croire qu’ils voyaient des choses, ou qu’ils avaient trop bu.

Mais il n’était pas prĂȘt Ă  prendre le risque.

Dieu merci, l’aube Ă©tait encore loin.

Il vivait seul. MĂȘme Ervin vivait avec sa petite amie maintenant, mais Tavis avait toujours Ă©tĂ© un solitaire.

Les gars le critiquaient pour ça.

Bien sĂ»r, il ramenait une fille Ă  la maison de temps en temps, mais rien de bien sĂ©rieux n’en rĂ©sultait.

Il n’avait jamais ramenĂ© une fille Ă  la maison dans ces circonstances.

Il l’étala sur le plancher en bois Ă  cĂŽtĂ© de la console de tĂ©lĂ©vision et mit un oreiller sous ses pieds. Puis, un autre oreiller, pour faire bonne mesure.

S’il se souvenait de quelque chose sur la rĂ©animation, c’était que les pieds des gens devaient ĂȘtre surĂ©levĂ©s.

Il vérifia son pouls constamment, de façon presque obsessionnelle. Sur son poignet, sur son cou.

Il apporta un bol d’eau tiĂšde Ă  cĂŽtĂ© d’elle, saupoudrĂ© d’une pincĂ©e de sel, et utilisa un chiffon pour tamponner le sang qui recouvrait la majeure partie de son corps. Il essaya de frotter doucement.

Bien sĂ»r, il Ă©tait plus facile d’ĂȘtre doux sous forme humaine.

Sous le sang, il dĂ©couvrit que sa peau Ă©tait d’une belle couleur. Comme une olive. Elle avait un Ă©clat dorĂ©.

Il éloigna délicatement les cheveux de son visage et frotta le rouge en douceur.

Pendant qu’il faisait ça, il se rendit compte que le chiffon Ă©tait devenu rugueux et ensanglantĂ©. Alors, il le jeta de cĂŽtĂ©, enleva sa chemise et utilisa l’ourlet.

La température de son corps était naturellement élevée.

Il n’était pas le type le plus musclĂ© du monde, un peu maigre, selon Ervin, qui Ă©tait un vrai fou d’haltĂšres, mais cela ne l’avait jamais gĂȘnĂ©.

Et il était généralement seul, donc il ne voyait pas le problÚme.

MĂȘme en touchant la peau de cette fille, qui semblait avoir Ă©tĂ© exposĂ©e Ă  des tempĂ©ratures infĂ©rieures Ă  zĂ©ro pendant des heures, il n’eut pas froid.

Au contraire, cela le réchauffa.

AprĂšs avoir terminĂ© son visage, il inclina sa tĂȘte vers la gauche, dans sa direction. Il avait lu une fois que pencher la tĂȘte d’une personne inconsciente pouvait la ranimer.

Peut-ĂȘtre pas. Mais peut-ĂȘtre.

Le ciel s’éclaircissait Ă  travers la longue fenĂȘtre Ă©troite. Il Ă©tait plus facile de voir la jeune femme maintenant.

En dehors du sang, elle avait quelques coupures et contusions, dont une vilaine Ă©raflure au genou due Ă  une chute.

Sur ses seins, il utilisa le toucher le plus lĂ©ger. Heureusement, sa peau n’était pas dĂ©chirĂ©e Ă  cet endroit ; elle Ă©tait surtout ensanglantĂ©e.

Il se dit qu’il ne savait pas d’oĂč venait tout ce sang, ni mĂȘme si c’était le sien. Mais il ne voulait pas y penser pour l’instant.

Quand il atteint la partie infĂ©rieure de son corps, il ne fit rien avec les sous-vĂȘtements qu’elle portait.

Ce serait la derniĂšre Ă©tape.

À la place, il fit une boule avec sa chemise, la plongea dans l’eau salĂ©e, souleva sa jambe droite et commença Ă  nettoyer l’intĂ©rieur de sa cuisse.

Un mouvement. Un gémissement. Un coup de pied.

« Oh ! » Tavis fit un bond en arriĂšre, laissant tomber sa chemise et atterrissant sur son postĂ©rieur avec un bruit sourd.

Elle Ă©tait trop faible pour bouger de maniĂšre plus agressive, mais il Ă©tait tellement pris au dĂ©pourvu qu’il ne put que la regarder tourner la tĂȘte de gauche Ă  droite.

« Qu’est-ce que... »

Sa voix Ă©tait rauque, comme celle d’une grenouille.

« Ne panique pas. » Il tendit les mains, comme s’il craignait qu’elle allĂąt l’attaquer dans l’état oĂč elle se trouvait.

« OĂč suis-je ? » rĂąla-t-elle. « Qui es-tu ? »

Ouah ! Alerte, ces yeux le firent se redresser.

« Tout va bien. Tu es en sĂ©curitĂ©. »

« Tu n’as... » Elle avala, ce qui sembla ĂȘtre trĂšs douloureux. « Tu n’as rĂ©pondu Ă  aucune de mes questions. » Elle essaya de se redresser sur les coudes.

« Ne le fais pas, » lui conseilla-t-il, en la forçant Ă  descendre. « Tu es trĂšs faible. »

« RĂ©ponds-moi. »

« Je m’appelle Tavis. » Il s’assit en croisant les jambes. « Tavis Orson. Je t’ai trouvĂ© dans les bois et je t’ai ramenĂ© chez moi. Il n’y a que moi ici. Tout va bien. »

Il n’était pas vraiment sĂ»r de cette derniĂšre partie, mais il devait l’encourager.

« On est prĂšs d’Olympia ? »

« Olympia ? » Elle est de
 oh, mince. Pouvait-elle vraiment ĂȘtre de... « On est dans l’Oregon. Pas trop loin de la frontiĂšre de Washington. Je te ramĂšnerai chez toi, je te le promets, dĂšs que tu seras guĂ©rie. »

« Je veux rentrer Ă  la maison maintenant. »

Pour ĂȘtre si dĂ©pourvue de force, elle Ă©tait vraiment insistante. « Oh, non. Tu n’es pas en Ă©tat. Ai-je mentionnĂ© que tu t’es Ă©vanouie ? »

« Eh bien, bien sĂ»r que je me suis Ă©vanouie, gĂ©nie. Sinon, je me serais souvenue de t’avoir rencontrĂ© et ĂȘtre venue ici. »

« Évidemment. » Il fit un geste vers ses pieds « Couverte du sang de quelqu’un. »

Elle baissa les yeux. Elle remonta ses genoux, plantant ses pieds sur le sol. Ils semblĂšrent prendre conscience simultanĂ©ment qu’elle Ă©tait pratiquement nue.

« DĂ©solĂ©. » Tavis rougit et se retourna. « J’essayais de te nettoyer. J’ai une couverture, juste lĂ . »

Il tira une couverture du canapĂ© et la dĂ©posa sur elle. « Je dois finir, cependant. »

Elle gĂ©mit et laissa tomber la tĂȘte, avant de se redresser. « Ça veut dire que tu as touchĂ© mes seins ? »

Il aurait aimĂ© arrĂȘter de rougir. « J’étais trĂšs respectueux. Je suis un fĂ©ministe. »

« C'est ça. » Elle dĂ©tourna la tĂȘte et pencha un peu le cou, pour ensuite jurer dans son souffle et reprendre sa position prostrĂ©e.

Il tint la plante de son pied et souleva sa jambe, elle couina. « DĂ©solĂ©, dĂ©solĂ©. » Il le reposa et fit courir la chemise le long du contour extĂ©rieur de son mollet. « Je sais ce que je fais. »

« Pas si tu me fais mal, tu ne le sais pas. »

« Écoute, tu aurais prĂ©fĂ©rĂ© que je te laisse mourir là ? »  Il leva les yeux au ciel. Elle garda la tĂȘte sur le sol, face au plafond, mais il vit la froideur de ses yeux et se dĂ©testa. Il savait qu’il avait fait une erreur. « Je ne voulais pas  »

« Merci. »

Il fit une pause. « Quoi ? »

« Merci de m’avoir sauvĂ© la vie. » Sa voix avait un cĂŽtĂ© dur, mais elle n’était pas ironique. « Fais ce que tu dois faire. Je te le dois bien. »

Cette derniĂšre phrase Ă©tait lourde dans ses tympans. Je te le dois bien.

« Tu
 ce n’est pas ce que je veux dire. » Il continua son nettoyage, en passant Ă  l’autre jambe. « Tu ne me dois rien. Mais tu pourrais me dire ton nom. »

« Taylee. »

« Tu as
 un nom de famille ? »

« Tu travailles pour le FBI ? »

« Bien, bien. » À sa surprise, il s’esclaffa. « Et tu vis Ă  Olympia. Comment as-tu atterri ici ? »

« Je ne sais pas. La derniĂšre chose dont je me souvienne, c’est d’un ours. Un gros ours noir. »

Oh. Elle se souvenait de lui.

« C’était effrayant. »

« Il l’était ? »

Elle tourna la tĂȘte vers lui. « Comment sais-tu que c’était un homme ? »

« Eh bien... » Il hocha la tĂȘte, Ă©trangement gĂȘnĂ©. « Pour ĂȘtre honnĂȘte, l’ours, c’était moi. »

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